Parfois, une BD vous tombe entre les mains et vous happe sans crier gare. Vous pensiez lire quelques pages tranquillement. Et puis soudain, vous voilà absorbée par votre canapé, figé·e par ce que vous venez de traverser.
C’est exactement ce qui m’est arrivé avec Deux filles nues, la dernière bande dessinée de Luz, publié chez Albin Michel et couronné Fauve d’or au Festival d’Angoulême 2025. Et croyez-moi : ce prix est mérité.

Un tableau pour témoin de l’Histoire
Tout commence en 1919, dans une forêt près de Berlin. Le peintre expressionniste Otto Mueller termine une toile : Deux filles nues, avec sa muse Maschka. Et soudain on se rend compte que ce tableau devient le héros, ou plutôt l’observateur, du récit. Car Luz adopte un parti pris audacieux : tout nous est raconté depuis le regard du tableau.
Et c’est là que la magie opère : le lecteur devient lui aussi spectateur figé, accroché à un mur, passant de main en main, témoin de la montée du nazisme, des spoliations, de la violence antisémite, des silences et des cris étouffés.
On ne suit pas un héros qui lutte. On suit un objet d’art, impuissant face à l’Histoire. Et c’est précisément ce regard décalé, cette absence de pouvoir, qui donne toute sa force au récit.

Un travail d’orfèvre, entre art et mémoire
Ce qui frappe d’abord, c’est la beauté du trait. Luz, qu’on connaît pour ses dessins de presse et ses récits plus explosifs (Catharsis, Vernon Subutex), adopte ici une approche quasi picturale. Il travaille à la main, à l’encre, à l’aquarelle, parfois même au café, et chaque page semble avoir été choyée. Il s’inspire des teintes de l’expressionnisme allemand (dans le thème), avec des nuances de gris, de brun et de rouge qui donnent au récit une texture organique, rugueuse et malgré tout chaleureuse.
Mais Luz ne fait pas « que » dessiner. Il enquête, fouille les archives, reconstitue l’Allemagne de l’entre-deux-guerres avec une précision d’historien et sans jamais étouffer le lecteur d’informations. Parce que là où certains romans graphiques documentaires peuvent être plombants, Deux filles nues réussit l’exploit d’être fluide, lisible, malgré son sujet grave.

Une lecture bouleversante, miroir de notre époque
Ce que Luz raconte ici n’est pas uniquement le passé. C’est aussi un avertissement. Et c’est sans doute ce qui m’a le plus remuée : l’impression de lire une histoire qui résonne cruellement avec notre présent.
Luz, qui a toujours été attentif aux mouvements d’extrême droite, interroge ici notre capacité à tirer des leçons de l’Histoire. Pourquoi les mêmes schémas se répètent-ils ? Pourquoi les discours de haine trouvent-ils encore un écho ? Pourquoi l’art dérange-t-il autant les régimes autoritaires ?
Deux filles nues, en choisissant le regard du tableau, nous interroge sur notre propre place dans le monde : Sommes-nous, nous aussi, des spectateurs passifs, accrochés au mur, à regarder le monde basculer sans rien faire ?

Le silence, comme cri ultime
Parmi les séquences les plus fortes, certaines sont totalement muettes. Et c’est dans ces silences que Luz frappe le plus fort. Pas de narration, pas de dialogues, juste une succession de cases qui nous montrent, par une fenêtre, l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Ou encore cette scène folle dans laquelle une nuée de cafards envahit une salle d’exposition pendant la nuit, comme pour chuchoter que même les murs, même les toiles, savent que quelque chose cloche. Ces moments-là, je les ai relus. Plusieurs fois. Et je crois que je les garderai longtemps en tête.
Deux filles nues n’est pas seulement une bande dessinée historique. C’est une réflexion sur la place de l’art, sur la mémoire, sur le regard, sur l’impuissance, sur la peur, sur la lutte.
C’est une œuvre qui vous prend par la main, vous secoue doucement, et vous dépose à la fin avec cette question lancinante : Et maintenant, on fait quoi ? Allons-nous rester des observateurs impuissants ?
Deux filles nues, de Luz
192 pages – Albin Michel – 24,90 €
En librairie depuis octobre 2024